Le miracle a pu se produire grâce à la ténacité d’un ancien chef du personnel congolais et de ses compagnons qui, durant 20 ans, ont maintenu l’outil en état, malgré les troubles politiques et le désintérêt des entrepreneurs. Depuis 2007, le groupe Socfin a pris le relais, en investissant massivement dans la relance de la plantation de Brabanta.
Le 20 octobre 2007, à Mapangu, un village situé le long de la rivière Kasaï, dans la province du même nom au centre du Congo, se déroule une scène surréaliste. Venu visiter, en compagnie de deux de ses lieutenants, ce qu’il reste d’une huilerie exploitée vingt ans plus tôt par le groupe Unilever, Luc Boedt, administrateur de la société de plantations Socfin et de son bras africain Socfinaf, voit arriver, dans le hall industriel où il se trouve, un citoyen congolais affairé. Sans se soucier d’eux, celui-ci commence à faire l’inventaire des pièces entreposées là. Intrigué, Luc Boedt interpelle l’homme, qui lui répond qu’il est le responsable des magasins de l’usine et qu’il effectue son travail, comme il le fait tous les jours… Le hic, c’est que l’usine et la plantation de palmiers adjacente ne sont plus exploitées depuis dix ans – et à grande échelle depuis le départ de PLZ, la filiale d’Unilever, en 1991. Le même jour, Onésime, un autre ancien de l’usine, invite Luc Boedt à le suivre jusqu’à une armoire dans la pièce qui faisait office de labo. Il l’ouvre devant lui pour en retirer, avec soin, une balance de précision: il lui explique fièrement qu’il a maintenu l’appareil en bon état durant tout ce temps, dans l’espoir qu’un jour il puisse resservir…
L’histoire de la plantation de Mapangu est avant tout celle d’un espoir fou. Celle d’un homme, Alexandre Kumambange, et des quelques compagnons qu’il a fédérés autour de son projet. Durant une vingtaine d’années, ils vont se battre envers et contre tous pour préserver la plantation et l’huilerie contre l’usure et les pillages, dans l’espoir qu’un jour un industriel vienne relancer leur exploitation.
La plantation appartient à l’histoire du Congo. Elle fait partie des cinq premières concessions octroyées par le gouvernement belge à l’Anglais William Lever et sa société Huileries du Congo belge, en 1911. Baptisée “Brabanta”, la plantation se déploiera en différentes phases sur plus de 6.000 hectares, avant de péricliter dans les années 1980. Fin de la décennie, Unilever décide de revendre ses actifs congolais. En 1991, sa filiale PLZ cède Mapangu (nouveau nom de Brabanta, zaïrianisation oblige) à Takizala Luyanu, un ancien ministre sous Mobutu. La succession se passe mal: n’ayant pas la confiance des travailleurs et de la population locale, Takizala doit passer la main. C’est là qu’Alexandre Kumambange, alias Monsieur Alexandre, entre en scène. L’homme travaillait comme chef du personnel à Brabanta/Mapangu. En 1992, il convainc Ronny Schouteet, un homme d’affaires belge de passage dans la région, de racheter la plantation à Takizala. “Ronny Schouteet a commencé l’exploitation, mais les troubles politiques intervenus entre-temps, les pillages à Kinshasa et son manque d’expérience du secteur l’ont rapidement découragé, se rappelle M. Alexandre. Il a laissé tomber l’affaire, mais m’a confié la responsabilité de garder les installations.”
Au coeur des ténèbres
M. Alexandre et la trentaine d’anciens travailleurs du site qu’il a convaincus de collaborer avec lui entrent alors dans un long tunnel. L’huilerie ne tourne plus, la plantation n’est plus exploitée industriellement, plus aucun fût d’huile de palme ne part vers Kinshasa, Mbuji-Mayi ou Lubumbashi. La ville portuaire et ferroviaire voisine d’Ilebo (Port Francqui avant l’indépendance) ne bénéficie plus de l’apport de cette activité. Et last but not least, M. Alexandre et son équipe de fidèles ne sont plus rémunérés. Les pires années seront la période 1997-2007. “On n’a pas eu la vie facile, souligne M. Alexandre. Il y a eu les guerres. Des politiciens ont cherché à accaparer la concession. Ils m’ont envoyé en prison à plusieurs reprises. Des mercenaires soudanais et rwandais ont envahi la région, en 2001, en pratiquant le pillage. Nous avons eu peur, mais nous avons réussi à éviter qu’ils ne mettent les installations de la plantation à sac, notamment en les logeant dans les anciennes maisons des expatriés de PLZ et en les laissant dans l’ignorance de l’existence du matériel entreposé dans l’usine. Ils ont fini par partir en 2003, alors que j’étais presque à bout.” Comment faisait-il pour vivre sans revenus? “Comme tout Congolais qui n’a pas de travail, répond-il, on s’est débrouillés!”
D’initiative, il recontacte alors Ronny Schouteet en Belgique, pour le presser d’agir. Suivent plusieurs échanges par téléphonie portable entre Mapangu et Bruges… Jusqu’à ce jour béni (“Dieu est intervenu en faveur de Brabanta”) où le propriétaire lui annonce l’arrivée prochaine, à Mapangu, d’hommes d’affaires belges intéressés. M. Alexandre va accueillir ces visiteurs à Ilebo, les conduit en pirogue à Mapangu. “La population leur a réservé un accueil chaleureux, on a dansé toute la nuit. Ils ont visité la plantation à pied et à moto, car il n’y avait plus que des sentiers, ont demandé s’il y avait des travailleurs disponibles, puis sont repartis.” Un mois plus tard, les dirigeants de la Socfin invitent M. Alexandre à assister, à Kinshasa, à la signature du contrat de reprise de la concession. “Nous venions de très, très loin, conclut-il. Beaucoup de villageois n’y croyaient plus, me disaient que les Blancs me trompaient.” Y a-t-il toujours cru? “Oui. Mon équipe et moi, nous étions persuadés que si nous gardions les installations en état, un investisseur reviendrait un jour.”
Retour aux sources
Pour Socfin, cette aventure est aussi un retour aux sources. La société était présente au Congo/Zaïre jusqu’en 1973, quand ses 45.000 hectares de plantations y ont été nationalisés. Fort de ses compétences en agriculture tropicale dans la culture de l’hévéa (caoutchouc) et l’huile de palme, le groupe belge s’est développé ailleurs en Afrique, mettant le cap sur des pays comme le Gabon, le Liberia, la Sierra Leone, le Cameroun, la Côte d’Ivoire ou le Nigeria, avant de se réintéresser au Congo en 2007. “Nous tenons à cette diversification géographique, car cela permet de gérer les risques politique et économique, comme un portefeuille d’actions”, explique Régis Helsmoortel, directeur de la division agronomie à la Socfin. Pourquoi être retourné au Congo? “Le groupe s’est assigné une nouvelle stratégie d’acquisitions au milieu des années 2000”, dit-il, sans nier qu’il y ait également une dimension “émotionnelle” à ce retour. “Après avoir envisagé de reprendre une plantation dans le nord du Congo, sans conclure, nous avons appris qu’une concession était à vendre au Kasaï. Sur place, nous avons découvert une concession entièrement protégée, avec des bâtiments en bon état. Les Congolais avaient fait de leur mieux. Ils avaient gardé cette mentalité ‘corporate’, sans doute héritée de l’époque d’Unilever. Alexandre Kumambange, l’homme de confiance des successeurs de PLZ, avait bien maintenu l’outil. Ce sont de bonnes terres sous concession. Et il y a un potentiel de croissance énorme pour l’huile de palme au Congo.” Alors que le pays était exportateur net d’huile de palme, il y a quelques décennies, il en importe aujourd’hui 550.000 tonnes sur les 800.000 qu’il consomme.
Une fois le contrat signé en 2007, les équipes de Socfin ont entrepris de replanter l’ensemble des palmiers dès 2008: arrachage des vieux palmiers trop hauts, développement des nouveaux en pépinière, puis replantation sur le site, par phases. Les premières récoltes de fruits ont eu lieu en 2012. La même année, l’usine devait être reconstruite et relancée, afin de transformer sur place les fruits en huile avant de les envoyer par barges vers Kinshasa, mais un problème politique a interrompu le processus. À la Noël 2012, le président Kabila décréta que, désormais, les sociétés agricoles actives dans le pays doivent être majoritairement détenues par des Congolais.
Du coup, pendant que se nouaient des négociations politiques à la capitale afin d’essayer de réformer la teneur de cette “loi agricole” contraire aux principes comptables internationaux (discussions toujours en cours), l’huilerie n’a été inaugurée que deux ans plus tard, en juillet 2014, à la moitié de sa capacité initiale, soit 18 tonnes traitées à l’heure au lieu de 40.
La seule industrie
Aujourd’hui, la plantation exploitée à Mapangu par Brabanta SA, la filiale congolaise de Socfin, s’étend sur un peu plus de 6.000 hectares replantés, répartis sur terrains plats en bordure de la rivière Kasaï et sur des terres plus accidentées agencées en terrasses. Un essai de plantation est aussi effectué sur 200 hectares en savane, avec de premiers résultats encourageants. La société occupe 3.400 personnes sur place, dont 2.600 affectées à l’entretien et la cueillette des fruits en palmeraie. L’huilerie emploie quelque 70 personnes. La population du village de Mapangu a quadruplé depuis la relance de la plantation, passant de 8.000 à 32.000 habitants. Les installations ont produit 9.000 tonnes d’huile l’an dernier. “Elles devraient en donner 12 à 14.000 tonnes cette année, indique Julio Lima, le secrétaire général de Brabanta. D’ici deux ans, l’objectif est de monter à 24.000 tonnes. On prévoit aussi une extension de l’usine à Mapangu en y ajoutant une deuxième ligne de production.”
À Kinshasa, l’huile alimente des usines de production de margarine, de savons et de cosmétiques. “Comme les prix ne sont pas très élevés pour le moment, nous avons pris une deuxième option, poursuit Julio Lima: depuis peu, Brabanta démarche aussi le marché retail pour la consommation des ménages (huile de cuisson, NDLR).” Elle propose son huile en fûts ou en bidons sous la marque Super- Palme. Si tout va bien, à terme la société envisage de dédoubler la surface qu’elle cultive à Mapangu pour couvrir 12.000 hectares.
Seulement voilà, Brabanta n’a pas fini de franchir les étapes du parcours du combattant local. Outre le problème du décret présidentiel, il y a les défis logistiques, d’infrastructures et sociaux à relever… Relier Mapangu à Kinshasa par la voie fluviale prend deux à trois semaines. Par route, les camions ne mettent que trois jours, mais le transport est difficile car, au Kwilu et au Kasaï, la piste est en très mauvais état. Sur le trajet, il faut franchir le Kasaï en bac: celui-ci étant hors service, Brabanta dû acheter elle-même un pousseur d’occasion, baptisé “Superman”… La société a dû réfectionner à ses frais les pistes dans et autour de la plantation. Pour stabiliser ses travailleurs, elle a rénové l’hôpital de Mapangu, devenu une référence, et les dispensaires de la région. Elle a cofinancé la reconstruction d’écoles locales. “On est quasiment la seule industrie du Kasaï occidental, résume un dirigeant. On suscite nombre d’activités secondaires, soit la création d’environ 8.000 emplois indirects. On est devenu le pôle économique du territoire.”
Cet isolement génère ses propres contraintes. Quand les pouvoirs publics sont défaillants, on se tourne en général vers Brabanta, priée de suppléer à eux…
Pour les travailleurs, la plantation est une aubaine, même si à nos yeux d’Européens, cela ne saute pas directement aux yeux. Le salaire individuel de base en plantation n’est que de 1.960 francs congolais par jour, environ deux euros. Cela semble peu, mais, avant l’arrivée de Socfin, le standard dans la région n’était que de 0,3 dollar par jour. La société prend aussi en charge 60% des soins médicaux, dispensés dans l’hôpital qu’elle gère entièrement. Les candidats à l’emploi se bousculent en tout cas au portillon. Le “challenge” pour Brabanta? “Fidéliser notre main-d’oeuvre, répond Luc Vigouroux, le directeur “agro” de la plantation. Aujourd’hui, le taux de présence atteint 75%. On vient de 50%. On fixe les gens sur la plantation en leur construisant des maisons pour les inciter à rester. Quand on fait venir leur femme et leurs enfants, c’est gagné.” Brabanta a déjà construit ou rénové 600 logements. Mais la partie reste délicate: les jours de paie, par exemple, doivent être soigneusement encadrés. Un jour, un travailleur en désaccord avec le contenu de sa fiche de paie a déclenché une grève. “Il faut éviter toute frustration, car cela peut dérailler très rapidement.”
“Il faut être courageux pour investir ses billes dans de grandes plantations industrielles où existent des aléas sécuritaires et politiques”, conclut Régis Helsmoortel. “On incarne un moteur du développement et, en même temps, nous ne sommes pas une ONG. Nous sommes une société qui vise l’excellence économique et de gestion en créant de la richesse pour ses actionnaires et pour tous nos travailleurs.” M. Alexandre ne le contredit pas. “Je suis rempli d’une grande joie quand je vois tous ces gens qui travaillent et qui améliorent leur quotidien”, dit-il. En gage de reconnaissance, les notables de Mapangu ont donné son nom à un quartier du village. Mais si lui a déjà réussi son combat, les planteurs doivent encore remporter le leur. En franchissant le cap de la rentabilité et en relevant les défis logistiques et éco-politiques.
L’Echo, Michel Lauwers