Un empire très exotique à Fribourg

28 juin 2017

Peu de monde le sait, mais l’ancienne poste de Fribourg abrite un géant. Basée au Luxembourg, ou elle est cotée en bourse, Socfin (pour Société financière des caoutchoucs) dispose de bureaux à Bruxelles. Mais c’est depuis Fribourg, face à la place Python, que cette discrète multinationale, active dans la production d’huile de palme et de caoutchouc, gère près de 200 000 hectares de plantations dans dix pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est.

L’histoire remonte à 1890. Cette année-là, Adrien Hallet s’en va développer la culture du palmier à huile et de l’hévéa au Congo. Ce banquier aventurier belge a donné naissance à un petit empire, contrôlé aujourd’hui par l’homme d’affaires belge Hubert Fabri (54,24% des parts) et le groupe français Bolloré (38,75%). Philippe de Traux, secrétaire général de Socfin, et Pierre Bois d’Enghien, responsable du développement durable, ont accepté de recevoir La Liberté.

Pourquoi le groupe Socfin s’est-il installé à Fribourg ?

Philippe de Traux (PdT) : Notre implantation a commencé en 2010. La pression fiscale a été à l’origine de notre départ progressif de la Belgique pour la Suisse. Ici, notre bénéfice est imposé à 10% (Socfin fait partie des quelques 1 800 entreprises à bénéficier d’un statut spécial dans le canton, ndlr), contre 34% en Belgique. Les charges sociales sur le personnel sont également beaucoup plus élevées en Belgique. Ensuite, des dirigeants du groupe connaissaient la Gruyère à titre privé. Le Moléson a donc joué un rôle, tout comme les contacts noués dans le canton.

Combien de personnes employez-vous à Fribourg ?

PdT : Environ 35 collaborateurs, contre trois ou quatre en 2010. Plusieurs ont été transférés de Bruxelles vers Fribourg. Mais nous sommes en train de recruter du personnel supplémentaire et notre effectif devrait atteindre 40 à 45 collaborateurs d’ici l’an prochain. Nous avons beaucoup investi dans l’aménagement de nos locaux l’an dernier. Notre bail court pour 15 ans.

Quelles activités y menez-vous ?

Pierre Bois d’Enghien (PB) : La Direction générale du groupe est basée à Luxembourg, ou se prennent les décisions stratégiques. Par contre, toute la gestion opérationnelle des plantations est coordonnée depuis Fribourg. Nous assurons le support administratif, financier et technique de nos 15 sites de production et de nos 33 usines. Toutes les transactions commerciales s’effectuent à Fribourg. Une équipe s’occupe par exemple des achats des équipements agricoles, une autre du trading des matières premières.

Que représente la production de Socfin à l’échelle mondiale ?

PB : Dans le secteur, nous faisons figure de PME, face aux groupes malais, indonésiens et singapouriens qui dominent le marché. Au niveau mondial, nous ne produisons guère plus de 1% de l’huile de palme et du caoutchouc. En Afrique, par contre, Socfin est un des plus gros opérateurs (produisant 8% de l’huile de palme du continent, ndlr).

A qui sont vendues les matières premières ?

PB : Le caoutchouc, tiré de l’hévéa, est livré quasi exclusivement aux grands producteurs de pneumatiques en Europe. En revanche, l’huile de palme reste en Afrique et en Asie. Elle est utilisée par l’industrie agroalimentaire locale, des savonneries ou consommée brute par les populations. Ne produisant pas de beurre ni de colza, l’Afrique centrale connaît un important déficit de lipides et importe énormément d’huile de palme de Malaisie et d’Indonésie. L’huile de palme constitue sa principale source de matière grasse et un apport important de vitamines.

L’étendue de vos plantations a augmenté de près de 50% entre 2008 et 2016, passant de 127 000 à 189 000 hectares. Jusqu’où irez-vous ?

PdT : Après s’en être détourné dans les années 1960 (en période de décolonisation, ndlr), Socfin a décidé de se concentrer à nouveau sur les plantations dès les années 1990. Nous avons mené une stratégie d’acquisition, en investissant presque 600 millions d’euros dans la reprise de concessions ces dernières années. La plupart avaient été abandonnées et il a fallu replanter. Il faut attendre trois ans pour qu’un palmier à huile soit productif et six ans pour un hévéa. Ils assurent une récolte pendant 25 ans. Notre production va quasiment doubler dans les 5 à 6 prochaines années.

Vous pariez sur une hausse du cours des matières premières ?

PdT : Les cours fluctuent, ils influencent notre bénéfice annuel. Par contre, rien qu’en raison de la forte croissance démographique du continent africain, la demande d’huile de palme va continuer à augmenter. La production mondiale s’élève à 62 millions de tonnes. Les projections tablent sur un besoin de 150 millions de tonnes pour 2050.

D’autres cultures intéressent-elles Socfin ?

PdT : En 2010, nous avons cédé des plantations de roses et de café au Kenya. Nous produisions 20 millions de tiges de roses et 4 000 tonnes de café arabica par an. Nous y avons renoncé en raison de la pression urbaine qui s’exerçait sur nos plantations, situées à vingt minutes de la capitale, Nairobi. Nous songeons à retourner dans le café et à nous développer dans le cacao. Nous menons déjà des essais, en Côte d’Ivoire notamment.

Des activités dans le collimateur de plusieurs ONG

L’impact de Socfin sur les populations locales et l’environnement est dénoncé par plusieurs organisations.

Socfin a implanté 6 sociétés opérationnelles à Fribourg : Sogescol FR, Socfin FR, Socfin Green Energy, Socfin Research, Induservices FR et Sodimex FR. une quinzaine de militants d’associations françaises et suisses ont manifesté devant ses locaux en mai dernier. Une première.

Le groupe est pourtant habitué aux critiques d’associations et d’ONG, qui dénoncent d’importants conflits sociaux et atteintes à l’environnement. Parmi elles, la Liberté a contacté Greenpeace, l’association Sherpa, qui a pour but de « protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques », et le Réseau pour l’action collective transnationale (ReAct), qui appuie « l’organisation des travailleurs et communautés à travers le monde ». Toutes mettent en exergue les importants problèmes générés par Socfin. Les conditions de travail sur les plantations sont aussi pointées du doigt, tout comme des tensions liées à l’utilisation des terres.

Si le groupe ne nie pas des situations localement « complexes », il balaie ces reproches. La notion « d’accaparement de terres » le fait particulièrement bondir. « Nous reprenons des concessions étatiques existantes de manière légale », coupe Pierre Bois d’Enghien, responsable du développement durable. « A l’intérieur de ces concessions, nous octroyons des compensations financières aux personnes qui acceptent de nous céder leurs terres dont elles ont l’usufruit. D’autres continuent à cultiver leur lopin de terre ».

Socfin ajoute tenir ses engagements, « en plus de nos employés, nous faisons vivre 50 000 familles de petits planteurs qui nous livrent de la matière première supplémentaire. Nous investissons dans des domaines ou le Etats sont défaillants », note Pierre Bois d’Enghien, en évoquant l’appui donné à 104 hôpitaux et dispensaires, ainsi qu’à 283 écoles. «  Nos plantations constituent des pôles de développement, qui suscitent beaucoup d’attentes. La mise en place d’infrastructures prend parfois plus de temps que prévu. Cette attente peut créer des frustrations ».

La multinationale, qui a déposé des plaintes pour diffamation contre plusieurs ONG, a adopté fin 2016 une politique « zéro-déforestation ». « Nous avons coupé des arbres pour la dernière fois en 2014 au Cameroun. Mais nous n’avons jamais touché à des forêts primaires. Nous étendons nos plantations sur des zones de brousse et de savane » assure-t-elle.
D’une manière générale, les zones tropicales propices à la culture du palmiers à huile se raréfient en Asie du Sud-Est, ou près de 85% de l’huile de palme mondiale est produite en Indonésie et en Malaisie. L’Afrique devient dès lors prisée par les groupes agroalimentaires en quête de nouvelles terres pour leurs plantations.

La Liberté, Thibaud Guisan

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